OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Apple n’aime pas la culture populaire http://owni.fr/2011/06/11/apple-n%e2%80%99aime-pas-la-culture-populaire/ http://owni.fr/2011/06/11/apple-n%e2%80%99aime-pas-la-culture-populaire/#comments Sat, 11 Jun 2011 14:36:29 +0000 Pier-Alexis Vial http://owni.fr/?p=67210 Pas un long billet cette fois-ci, juste une petite note pour parler d’une nouvelle invention de la firme à la pomme fleurant bon le mépris des foules et la défense acharnée du monopole des industries culturelles. En effet, un article du New-York Times rubrique Technologie nous apprend que les appareils portables fonctionnant sous iOS et équipés d’une caméra vont bénéficier d’un tout nouveau senseur infrarouge permettant de détecter si votre prise de vidéo est autorisée ou non: ceci pour savoir si, une fois dans la salle, vous jouez au vilain pirate de concert ou de cinéma.

Culture populaire, concurrence déloyale

Ici, à Culture Visuelle, maints et maints articles ont souligné les efforts des industries légitimes pour faire passer l’acte d’appropriation d’une œuvre par le spectateur pour de la vulgaire piraterie. En quelque sorte, c’est le soulignement implicite que la culture populaire, illégitime face aux industries, représente une concurrence sérieuse et en quelque sorte déloyale face aux entreprises ou aux administrations étatiques qui proposent un chemin vers la culture qui est le seul propre, c’est à dire légitime, autorisé, et forcément contrôlé.

En bref c’est le musée et les historiens de l’art qui décident de ce qui est de l’art, ou pas, et ce sont les enjeux économiques des entreprises audiovisuelles qui les poussent à promouvoir des canaux de diffusion régulés par une autorité hautement responsable.

Or, à mon avis, le débat n’est pas vraiment là. Il y a surement les “pirates de fond”, dont la pratique culturelle ne passe que par le téléchargement illégal. Mais il y aussi, et à mon avis en majorité, des gens comme vous et moi qui profitent simplement de leurs expériences pour se créer une culture dite vernaculaire, “faite maison”, hors d’un contexte d’apprentissage donnée (écoles ou autres).

Ce sont en quelques mots tous les savoirs, les techniques que l’on peut apprendre par soi-même, ou avec sa communauté : cela va des livres qu’on lit et qui ne sont pas au programme de terminale jusqu’au visionnage de vidéos de conférences sur Youtube par exemple.

Que sommes nous face à l’art?

Principalement des amateurs, plus ou moins “éclairés” comme on dit.
Mais pas nécessairement des consommateurs sans âme : le mécanisme d’appropriation, comme le décrit André Gunthert, est avant tout “l’acte de transformer en expérience personnelle un spectacle institutionnalisé“.

Un symptôme du rejet de ce mécanisme est par exemple l’interdiction de photographier dans les musées, ce qui a donné lieu à de vives réactions (pour et contre) et à quelques actions amusantes et pertinentes du groupe OrsayCommons qui résument le malaise qu’engendre ce type de situation.

Au fond, pour André Gunthert, “la photo n’est pas l’ennemi du musée“. La vidéo non plus ne devrait pas être l’ennemi du concert.

Le groupe Daft Punk l’a bien compris et c’est pourquoi ils ont joué la carte populaire en se servant des spectateurs pour filmer le clip d’un de leur tube joué en direct lors de leur tournée Alive en 2007:

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Nous avons vu ici des exemples de productions par les amateurs eux-mêmes, dont chacun pourra se faire une opinion, mais le problème est le même en ce qui concerne la simple diffusion de produits culturels. Prenons l’exemple du jeu vidéo :

Un des grands plaisirs du joueur, et je m’inclue fortement dans cet exemple, était d’échanger dans la cour de récréation ses jeux terminés avec ceux de ses camarades : d’abord parce qu’un jeu ce n’est pas donné (je me souviens qu’un jeu de Nintendo 64 dans les années 90 pouvait atteindre 400 francs neuf dans une boutique spécialisé, et qu’aujourd’hui certains jeu de PS3 atteignent les 65 euros), ensuite c’est également la meilleure manière de tester si celui-ci va vous plaire, ou non.

S’est développé alors un véritable marché de l’occasion, autant entre particuliers que dans les boutiques, remis en cause aujourd’hui parce qu’étant supposé être un fléau pour l’industrie du jeu vidéo, alors même que de l’avis de certains revendeurs le téléchargement légal est une menace pour leur activité! Enfin, les professionnels de la profession eux-mêmes le déclarent : “l’occasion est un plus gros problème que le piratage“.

Comprenez : c’est l’attitude du consommateur qui n’est pas conforme aux volontés de l’industrie. Le produit, même acheté au prix fort,  ne m’appartient donc pas totalement : si je le prête à un ami, je suis un filou qui ne respecte pas le droit d’auteur (je l’ai quand même payé!). Donc je n’obéis pas aux canaux de diffusion réglementés et autorisés par les éditeurs de jeu. Ma culture n’a pas de valeur face à leur économie.

Suspicion des industries envers les consommateurs

Ne serait-il pas possible de réfléchir à une autre voie? Ou acceptera t-on au final, pour profiter des nouvelles technologies, le fait que nous ne pourrons en faire ce que nous voulons, que leur utilisation sera toujours strictement contrôlé? Déjà des voix discordantes avec le discours culpabilisant sur le piratage se font entendre : non, le piratage ne serait pas si catastrophique que cela pour l’industrie.

Et même sans parler de piratage, le simple fait de se mouvoir en tant que consommateur entre toutes les plateformes que l’on veut ne doit pas sembler illégitime : Steve Jobs en fait d’ailleurs les frais lorsque ses produits Apple engendrent des contraintes injustifiées en vertu de sa position monopolistique.

Tout cela est le symptôme d’un sentiment de suspicion des industries envers les consommateurs : vous n’êtes pas d’abord un client, même pas un être humain, vous êtes une personne susceptible de faire des choses non autorisés par le biais d’appareils si durement développé pour votre plaisir légitime. Mais grand seigneur, Apple va développer des outils qui permettront de vous faire confiance : plus question de vidéos de concerts prises “à l’arrache” avec votre Iphone et qui finissent sur Youtube, plateforme qui de toute manière y trouvera bien un copyright qui dérange.

“Broadcast Yourself”

La question est:

Pense t-on réellement qu’un marché parallèle de vidéos “pirates” de concert ou de films se développe en dehors du contrôle des industries culturelles et menace leur économie?

Un petit tour sur Youtube permet de se rendre compte qu’il s’agit surtout d’une pratique  de l’expérience personnelle, un “j’y étais” qui ressemble plus à l’effet carte postale de certaines photos de vacances qu’à un trafic organisé de produits alternatifs. Le fait de développer une technologie capable d’empêcher de filmer dans une salle de cinéma a aussi une consonance ridicule : à part empêcher la fuite de quelques images exclusives d’un film, personne n’est dupe du fait que l’internaute qui voudra le regarder de façon à peu près correcte sans se détruire les yeux le téléchargera de manière légale ou non.

Donc le spectateur ne peut filmer ce qu’il veut. Il doit se soumettre à une culture donnée qui est celle dictée par les industries, qui nous créerons bien un jour une charte de l’utilisateur responsable. Au fond, la HADOPI n’en est pas si loin avec l’idée de créer des loigiciels espions à injection volontaire. L’économie des marchés culturels n’a que faire de l’appropriation, de la vie de l’amateur tentant de dresser un portrait de son monde, de sa communauté, qui soit à son image et non pas celle imposée par un circuit de diffusion ne tolérant pas le moindre écart.

C’était au fond le rêve promis par le “Broadcast Yourself” de Youtube à sa création, avant que la plateforme, maintenant proriété de Google ne soit envahie par des vidéos “officiels” : clips officiels de chanteur, bandes annonces de films approuvés par les majors, récupération de phénomènes internet par les tenants de l’industrie pour les institutionnaliser et dont le cas Keenan Cahill est un très bon exemple…

Difficile de croire qu’en 1984, avoir un Mac pouvait être synonyme de liberté d’esprit, d’ouverture, comme le montre cette publicité:

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Mais il faut croire que depuis, une erreur 404 a du advenir quelque part…


Publié initialement sur Culture Visuelle/Le Visionaute sous le titre, Apple n’aime décidemment pas la culture populaire (mais n’est pas la seule)

Crédits photo:
Culture Visuelle
Via Flickr, imuttoo [cc-by-sa]

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Mais où est passée la culture européenne? http://owni.fr/2011/02/22/mais-ou-est-passee-la-culture-europeenne/ http://owni.fr/2011/02/22/mais-ou-est-passee-la-culture-europeenne/#comments Tue, 22 Feb 2011 16:16:00 +0000 Réjane Ereau (MyEurop) http://owni.fr/?p=47955 Frédéric Martel n’est pas un sociologue de salon, de ceux qui refont le monde dans le cadre feutré d’un club select, sans jamais se frotter aux réalités. Pour son enquête, le chercheur et journaliste a écumé les capitales de l’entertainment, d’Hollywood à Bollywood, des studios qatari d’Al-Jazeera au siège mexicain de Televisa, en passant par l’Afrique subsaharienne, la Chine, la Corée, le Brésil, l’Egypte… Et bon nombre de pays européens.

Pendant longtemps, la culture produite et l’information diffusée par l’Europe bénéficiaient d’une influence considérable, observe-t-il. Aujourd’hui, dans les échanges culturels internationaux, le Vieux Continent rencontre de nombreux concurrents. Il ne sombre pas, mais se trouve confronté à une compétition accrue, liée au succès des contenus américains et à l’émergence de nouveaux pays exportateurs de culture et d’info.

De fait, depuis une dizaine d’années, les exportations européennes de films, de programmes télé et de musique reculent au rythme de 10% par an. L’inverse des Etats-Unis, qui progressent de 10% chaque année, au point de représenter actuellement 50% des exportations mondiales de contenu. L’Europe des 27, elle, arrive en deuxième position, avec un tiers des exportations… Et elle est le premier importateur mondial de contenu - les flux intra-européens restant toutefois supérieurs aux extra-européens.

Preuve d’une stagnation culturelle de l’Europe, faute de s’intéresser suffisamment aux cultures populaires et au marché de masse ?
Pas si schématique, répond Frédéric Martel, tout en notant la faiblesse des universités européennes qui n’assurent pas le travail d’expérimentation sur la culture et n’ont pas de liens avec les industries, le retard technologique et l’insuffisance de l’innovation, la méfiance répétée à l’égard d’Internet et du numérique, le départ vers les Etats-Unis des créateurs…

Voire un souci dans la définition même de la culture en Europe : “Historique et patrimoniale, élitiste souvent, anti-mainstream aussi, elle n’est peut-être pas en phase avec le temps de la mondialisation et de la culture numérique, ne correspond plus nécessairement au standard international en matière de flux de contenus.

La culture locale? Elle se va bien, merci.

Mais si elle n’est plus une culture de masse, l’Europe continue de fournir des produits de niche pour d’importants segments de marché, notamment nationaux.
A l’échelle du monde, comme au niveau européen, il est absolument faux de dire que les cultures locales, régionales et nationales sont fragilisées par la mondialisation“, rappelle Frédéric Martel.

En Amérique latine, la musique vit bien dans chaque pays ; en Asie, les “dramas” coréens, taïwanais ou japonais sont très aimés ; la littérature est souvent très nationale partout dans le monde ; quant au cinéma, il conserve une production un peu partout, parfois faible comme en Angleterre ou en Italie, mais parfois proche des 50 % du box office, comme en France ou en République Tchèque.

Ainsi, l’expansion de la culture américaine dans chaque pays européen s’est faite aux dépens des “autres” cultures, sans guère affaiblir celles nationales. “Chaque homme a désormais deux cultures : la sienne – singulière, nationale et locale – et la culture américaine. Il n’y a pas uniquement standardisation, mais à la fois renforcement du local et du global. On est en même temps plus français et davantage américanisé. Internet décuple ce phénomène : les produits culturels d’hier deviennent de plus en plus des services, des formats et des flux culturels – à la fois très spécifiques et très standardisés.

Si vous discutez avec de jeunes européens, chacun aura une bonne connaissance de la musique ou du cinéma national. Il vous parlera de produits de niche et de la culture de sa communauté, tout en étant très américanisé dans ses pratiques culturelles. Le seul problème, c’est qu’étant allemand, il ne s’intéressera pas à la culture italienne ; étant français, il sera indifférent à la culture tchèque.

Car faute d’unité linguistique, d’un marché intérieur cohérent et d’une croissance économique, l’Europe n’est pas un continent, mais une succession de marchés nationaux qui dialoguent peu entre eux culturellement : ”Grâce à une zone largement unifiée, avec 300 millions d’habitants et une langue commune, le marché intérieur américain est puissant ; cette masse critique existe aussi, pour une part, en Chine, en Inde, au Brésil, peut-être dans les pays arabes, mais ni en Europe, ni en Asie du Sud Est, ni en Amérique latine, compte tenu de la diversité des nations qui les composent“.

Abattre les cloisons culturelles intra-européennes et adopter une stratégie

Comment, dans ce contexte, parvenir à édifier une culture commune européenne ?

C’est extrêmement difficile, estime l’auteur de “Mainstream”. Comme on le dit en Pologne, il est facile, avec des poissons, de faire une soupe ; mais lorsqu’on a la soupe, il est beaucoup plus difficile de retrouver les poissons ! Nous en sommes là. On a des cultures nationales, mais plus de culture commune au niveau européen. Je parle ici, bien sûr, de culture de masse, d’entertainment, de culture des jeunes ; nous sommes mieux armés en ce qui concerne l’art contemporain, la danse moderne, le théâtre expérimental, la littérature d’avant-garde. Il y a bien des valeurs communes européennes. Mais dans l’industrie, nous sommes fragiles. On a pourtant des atouts, comme de grands groupes européens : Pearson, Bertelsmann, Prisa, Lagardère, Vivendi – mais ces groupes produisent du local et de l’américanisation. Avec le français Vivendi, nous avons le premier producteur de jeu-vidéo et la première major de la musique au monde : mais Universal fait surtout de la musique anglo-saxonne et Activision-Blizzard des jeux-vidéos américains. Avec l’allemand Bertelsmann, on a le premier éditeur de livres au monde, Random House : mais ils font surtout le Da Vinci Code et des best-sellers américains.

Une piste, parmi d’autres, pour avancer : prendre au sérieux la diversité culturelle européenne. “Pas tant sa défense dans les grandes instances internationales, comme l’Unesco et l’OMC, mais dans sa réalité concrète. Aider nos minorités à être plus visibles, à créer des œuvres différentes, singulières, originales. Casser le catéchisme culturel national et le contrôle culturel pour s’ouvrir. C’est en reconnaissant la culture des Français issus de l’immigration, par exemple, qu’on réussira à renouveler la culture française et à lui permettre de dialoguer en Europe et dans le monde. Cette valorisation réelle et pragmatique de la diversité sur le territoire européen devrait être une priorité, pour la revitaliser la culture du Vieux Continent, la sortir de son statisme.

Et pallier ainsi aussi au vieillissement de la population européenne, qui prive les industries créatives du moteur principal de l’entertainment : les jeunes. “La demande inépuisable de produits culturels de la part de la jeunesse indienne, brésilienne ou arabe (une large part de ces pays a moins de 25 ans) est un élément décisif du succès émergent de ces régions. C’est a contrario une des raisons de la stagnation du Japon“, précise Frédéric Martel.

Un rôle à jouer par les institutions européennes pour impulser des collaborations entre les industries culturelles des différents pays, et booster leur place sur les marchés ? Le chercheur n’y croit pas.

On ne lutte pas contre la puissance du marché de l’entertainment américain par les subventions de l’Union européenne ! On peut lutter par la régulation, mais surtout en bâtissant des industries fortes. Je crois plus à Orange, Vivendi et Canal + pour affronter les Américains, qu’en l’Etat. Mais les institutions nationales et européennes ont un rôle à jouer en encourageant, plutôt qu’en freinant les industries, les start-ups, l’innovation, et le développement d’Internet. Si ce livre permet de sensibiliser les Européens sur l’importance du soft power et les incite à se repositionner dans cette nouvelle donne internationale, il aura rempli un de ses offices !

Via par exemple, un rapprochement stratégique entre médias de différentes nationalités. “C’est une idée, mais pour l’instant, ça reste un vœu pieu. Il n’existe pas de grand média européen. Marginalement, il y a le Financial Times et The Economist, mais ils ne s’adressent qu’aux élites. Ni RFI, ni la BBC, ni aucune radio ne parle aux Européens. Arte a une audience faible en France et minuscule en Allemagne : on n’est déjà pas capable de parler de culture aux Français en même temps qu’aux Allemands !
D’autant qu’aujourd’hui, “nous avons plus de différences avec les Roumains, qu’avec les Américains, conclut Frédéric Martel. C’est bien cela le problème : nous sommes tous européens, mais l’identité européenne reste difficile à cerner. Quant à la culture européenne, elle se cherche encore.

Billet de Réjane Ereau, publié initialement sur MyEurop sous le titre Culture européenne, où es-tu?

Illustrations Flickr CC Chris Barton, Boyan et TMOF

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[(The Beatles x iTunes) + (Take That x 235 000)] = le curieux marché anglais http://owni.fr/2010/11/17/the-beatles-x-itunes-take-that-x-235-000-le-curieux-marche-anglais/ http://owni.fr/2010/11/17/the-beatles-x-itunes-take-that-x-235-000-le-curieux-marche-anglais/#comments Wed, 17 Nov 2010 16:59:28 +0000 Loïc Dumoulin-Richet http://owni.fr/?p=28086 Le marché musical de nos voisins britanniques réserve décidément bien des surprises. Alors que la barre symbolique des cinq cents millions de téléchargements légaux a été passée en septembre dernier, que leurs chiffres de ventes de musique ont de quoi faire pâlir tous leurs voisins, et que chaque semaine des records tombent, cette semaine devrait laisser des traces.

Ce qui frappe avant tout dans les charts de nos voisins anglais, c’est que leurs ventes de musique sont comparables à celles d’avant la crise. Ils ont en effet largement pris le pli du numérique, notamment pour les singles : le numéro un actuel (Rihanna) a vendu 93 426 titres dont 91 736 en numérique, 1501 CD et 189 “digital bundles”. Chez nous, où l’on comptabilise toujours les ventes numériques à l’écart des ventes physiques, la réalité est tout autre : si une René la Taupe rafle la mise en CD (3 999 ventes, il vous suffit d’ailleurs de vendre 125 disques pour être 20ème du classement…), c’est Shakira qui gagne en numérique, mais avec seulement 15 038 clics sur “acheter”.

Deux groupes de garçons sont par ailleurs au coeur de l’actualité britannique cette semaine. À ma gauche The Beatles, qu’on ne présente plus, et à ma droite, Take That, groupe dont je résume le parcours en quelques lignes, puisque nombre de non-anglais ont toujours en tête l’image des années 90.

Premier “grand” boyband de la vague des 90’s, les cinq Mancuniens ont profondément marqué la culture populaire de leur terre natale, qui a moins bien de problèmes de conscience et de bien-pensance que chez nous, semble-t-il. Séparés en 1996 suite au départ de Robbie Williams (dont la carrière solo l’a mené au premier rang des performers masculins mondiaux durant plus d’une décennie), le groupe s’est reformé en 2006 à quatre, pour une tournée des stades en premier lieu (durant laquelle ils jouaient avec un certain humour sur leur passé de groupe pour jeunes filles en fleurs), puis un album. Le succès est comparable à celui des premières années, c’est-à-dire gigantesque, avec 2,6 millions de disques vendus rien qu’au Royaume-Uni, un BRIT Award et une tournée à guichets fermés. Rebelote en 2008, où l’album The Circus s’est vendu à 433 000 exemplaires au cours de sa première semaine d’exploitation. Un autre Brit Award en poche et une tournée des stades plus tard, le groupe annonce que Robbie Williams effectuera son retour avec ses anciens bandmates fin 2010.

L’album Progress est sorti ce lundi 15 novembre (au lendemain d’une performance live dans l’émission X Factor qui draine 15 millions de téléspectateurs chaque semaine) et a déjà marqué l’histoire des charts. En une journée de commercialisation, le disque s’est écoulé à 235 000 exemplaires, devenant donc le disque le plus vendu en une journée au XXIe siècle. En deux jours, ils en sont à 305 000, soit  Le record précédent appartient au Be Here Now d’Oasis qui avait trouvé 350 000 preneurs en… 1997, soit bien avant ce que l’on appelle aujourd’hui la crise du disque. Sans compter que le quintette a écoulé 1,1 million de places de concert pour sa prochaine tournée estivale qui visitera les stades du pays, dont sept fois le mythique Wembley Stadium de Londres, et ce en une journée, mettant à mal tous les sites de vente en ligne ainsi qu’une partie du réseau téléphonique britannique.

Ces chiffres sont évidemment énormes dans le contexte actuel, largement supérieurs aux prédictions (le premier disquaire du pays, HMV tablait sur un premier jour à 150 000 ventes), mais pas si surprenants pour un marché britannique qui se porte bien mieux que le nôtre. Ou plutôt pour un marché où la population achète quasiment autant de disques qu’il y a dix ans. Le top 50 des ventes contient actuellement vingt albums vendus à plus de 200 000 exemplaires, dont quatre dépassent le million et demi. Cette semaine, le numéro un du top français (Florent Pagny) culmine à 24 864 ventes en première semaine alors que dans le même temps le disque le plus vendu outre-Manche (Susan Boyle) s’écoule à 102 993 exemplaires.

Les tops anglais risquent de subir un second assaut cette semaine, cette fois-ci de la part des ancêtres des Take That, un autre boyband (du calme, les puristes) qui a marqué l’histoire de la musique à une échelle bien plus importante encore. The Beatles, of course.

Après un buzz de près de 24 heures lancé par iTunes lundi, qui annonçait modestement que “demain est un autre jour, que vous n’oublierez jamais”, les fans des Fab Four peuvent se réjouir : le catalogue des Liverpudliens est désormais disponible sur le magasin en ligne de Steve Jobs.

C’est donc au terme d’années de bras de fer entre Apple Corps (l’éditeur du groupe) et Apple que seize albums des Beatles sont disponibles en téléchargement légal. Les prix sont sensiblement supérieurs à ceux pratiqués par la plate-forme pour les autres artistes, puisqu’un LP coûtera 12,99€ aux fans. Les titres à l’unité quant à eux sont proposés au même tarif que les nouveautés, soit 1,29€.

Si la présence d’un tel catalogue était évidemment indispensable chez le premier revendeur de musique en ligne, et son absence une absurdité autant commerciale qu’artistique, on imagine sans peine que les possesseurs des œuvres du groupe les ont numérisées depuis bien longtemps. Sauf qu’à peine trois heures après la mise à disposition des fichiers numériques, pas moins de cinq albums des Beatles se trouvaient dans le top 20 d’iTunes US. Combien d’entre eux seront classés dans les prochains charts anglais et américains ? On peut très bien imaginer le quartet de Liverpool squatter le top 10 anglais à la publication du prochain classement dimanche soir. Pour l’heure les quatre garçons dans le vent grimpent petit à petit dans le top album, prouvant que vieux ou neuf, les Anglais aiment ce qu’ils nomment leurs “national treasures”.

Quoiqu’il en soit, le classement de dimanche soir devrait marquer les annales.

Allez, parce que tout ça n’est finalement que de la musique pop, je vous laisse avec une bonne mise en abîme… (toujours pas de medley Take That par les Beatles, cela dit).

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Crédits photos : LDR / Loguy (clé)

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Entre guerre et paix: la ville mobile dans la culture populaire http://owni.fr/2010/07/09/entre-guerre-et-paix-la-ville-mobile-dans-la-culture-populaire/ http://owni.fr/2010/07/09/entre-guerre-et-paix-la-ville-mobile-dans-la-culture-populaire/#comments Fri, 09 Jul 2010 15:08:53 +0000 Philippe Gargov http://owni.fr/?p=21647 La ville du futur sera-t-elle itinérante ? La question anime l’architecture autant que la science-fiction depuis des dizaines d’années, sans pour autant perdre de son originalité. Le projet Homeway, du collectif d’architecture durable Terreform, en est un excellent témoin, remettant au goût du jour le fantasme d’une ville en mouvement. A la différence de la Walking City d’Archigram ou de la cité sur rail du Monde inverti, présentées sur ce blog il y a quelques jours, Homeway n’est pas une superstructure zoomorphique déplaçant des dizaines de milliers d’habitants, mais un système logistique permettant le mouvement individuel et autonome des bâtiments de la ville eux-mêmes. Comme le décrivent les architectes:

“We propose to put our future American dwellings on wheels. These retrofitted houses will flock towards downtown city cores and back. We intended to reinforce our existing highways between cities with an intelligent renewable infrastructure. Therefore our homes will be enabled to flow continuously from urban core to core.”

Nous ne commenterons pas la vision proposée dans ces lignes – d’autres l’ont déjà fait -, mais plutôt les codes visuels utilisés pour représenter la “mobilité” des bâtiments. Ceux-ci soulèvent en effet bien des interrogations. Deux imaginaires se distinguent ainsi : les “pattes” insectoïdes se rapprochent de la vision métallique d’Archigram, tandis que les chenilles donnent aux pavillons des allures de tanks. On a vu plus réjouissant !

L’itinérance d’une ville est-elle nécessairement menaçante ? Cette observation pourrait n’être qu’anecdotique si elle n’était pas récurrente dans l’imaginaire des villes mobiles. Un bel exemple nous est donné dans la bande dessinée Little Nemo in Slumberland : le réveil des immeubles provoque celui du héros, littéralement chassé de son rêve urbain.

Autre exemple, la hutte de l’effrayante sorcière Baba Yaga est perchée sur des pattes de poulets. Cette figure centrale de la mythologie slave a d’ailleurs inspiré Hayao Miyazaki dans la création de son Château ambulant que l’on croirait tout droit sorti d’un cauchemar steampunk.

La présence de nombreux canons, dont certains font office d’yeux, renforce d’ailleurs l’aspect militaire et guerrier de la structure métallique. La ville mobile est une arme comme les autres, semblent dire le Château ambulant ou la Walking City d’Archigram. On remarquera au passage que la maquette du projet Homeway évoque fortement la structure d’un porte-avion. La présence de ces détails militaires est pourtant difficile à justifier. Ainsi, la vocation première du Château ambulant est justement de fuir les combats (une guerre évoquant 14-18) ; de même, la mobilité de Walking City peut être envisagée comme une réponse aux menaces de la Guerre Froide (et à ses conséquences en termes de diminution des ressources).

De même dans certains jeux vidéo récents. Dans Final Fantasy VI, le château de Figaro est capable de se déplacer en souterrain d’un continent à l’autre pour échapper à l’armée d’occupation. Dans Final Fantasy VIII, la superstructure universitaire qui abrite les héros prend littéralement son envol pour échapper à une salve de missiles, devenant du même le nouveau mode de transport principal du joueur.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

L’architecture épurée du bâtiment détone avec les exemples plus agressifs évoqués plus haut. Cela n’empêchera pas cette forteresse volante d’être impliquée dans une bataille mémorable avec l’une de ses “cousines”. Le caractère hostile de la ville mobile semble alors reprendre ses droits.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Cette navigation sélective dans les méandres de la culture populaire soulève encore une fois plus d’interrogations qu’elle ne donne de réponses. Comment expliquer l’aspect hostile observé dans une majorité de ces exemples ? J’y vois pour ma part la traduction visuelle du caractère profondément sédentaire et propriétaire de nos modèles urbains. Dès lors, on peut se demander quel seraient les codes visuels d’une ville mobile qui tiendrait compte de la densification des flux qui caractérisent nos villes contemporaines. Comment traduire ce contexte inédit en utopies itinérantes ? Aux architectes, romanciers ou autres de tracer les contours de ces imaginaires futuristes.

Billet initialement publié sur Le laboratoire des villes invisibles, repéré sur le blog de son auteur pop-up urbain.

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Métamorphoses de l’évolution. Le récit d’une image http://owni.fr/2010/03/25/metamorphoses-de-l%e2%80%99evolution-le-recit-d%e2%80%99une-image/ http://owni.fr/2010/03/25/metamorphoses-de-l%e2%80%99evolution-le-recit-d%e2%80%99une-image/#comments Thu, 25 Mar 2010 10:56:11 +0000 André Gunthert http://owni.fr/?p=10801 Illustration de couverture de la traduction hollandaise de louvrage de Stephen Jay Gould, Ever Since Darwin (Honderd jaar na Darwin, 1979).

Illustration de couverture de la traduction hollandaise de l'ouvrage de Stephen Jay Gould, Ever Since Darwin (Honderd jaar na Darwin, 1979).

Dans La Vie est belle, le paléontologue Stephen Jay Gould note que “l’iconographie au service de la persuasion frappe (…) au plus profond de notre être”. Pour introduire à une réflexion d’envergure sur l’histoire de la vie, le savant s’en prend à une illustration: la fameuse “marche du progrès”, dont il reproduit plusieurs parodies. La succession des hominidés en file indienne, “représentation archétypale de l’évolution – son image même, immédiatement saisie et instinctivement comprise par tout le monde”, propose une vision faussée d’un processus complexe.

“L’évolution de la vie à la surface de la planète est conforme au modèle du buisson touffu doté d’innombrables branches (…). Elle ne peut pas du tout être représentée par l’échelle d’un progrès inévitable.”

(Gould, 1991, p. 26-35, voir également Bredekamp, 2008).

Spécialiste de l’usage des modèles évolutionnistes, Gould est conscient que “bon nombre de nos illustrations matérialisent des concepts, tout en prétendant n’être que des descriptions neutres de la nature”. Ce problème qui caractérise l’imagerie scientifique trouve avec la “marche du progrès” un de ses plus célèbres exemples.

Mais au contraire des nombreuses références que mobilise habituellement le savant, celle-ci n’est ni datée ni attribuée. Quoiqu’il en critique l’esprit et en regrette l’influence, Gould ignore quelle est sa source. Comme beaucoup d’autres images issues de la culture populaire, celle-ci s’est dispersée dans une familiarité indistincte, et a perdu chemin faisant les attributs susceptibles de situer une origine.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Il y a une bonne raison pour laquelle Stephen Jay Gould n’a pas été confronté à la source de l’illustration dont il traque les reprises. Lorsque celle-ci est publiée, en 1965, le jeune étudiant en géologie a 23 ans, et une formation déjà bien trop spécialisée pour avoir consulté ce livre destiné à l’éducation des enfants et des adolescents.

Rudolf Zallinger, The Road to Homo Sapiens, illustration pour The Early Man, 1965 (dépliant fermé).

Rudolf Zallinger, "The Road to Homo Sapiens", illustration pour The Early Man, 1965 (dépliant fermé).

Dessinée par Rudolph Zallinger (1919-1995) pour l’ouvrage de Francis Clark Howell (1925-2007), The Early Man, cette image prend place dans la plus ambitieuse collection de vulgarisation jamais publiée: celle des éditions Time-Life, qui s’étend sur 51 volumes entre 1961 et 1967 (collections “Young Readers Nature Library” et “Life Science Library”).

Traduite dans de nombreux pays, cette collection s’inscrit dans la longue tradition inaugurée par Les Merveilles de la Science de Louis Figuier (1867), qui fait reposer sur une illustration abondante le récit des “connaissances utiles” nécessaires à l’instruction de la jeunesse.

Volumes de la collection Time-Life (en traductions françaises).

Volumes de la collection Time-Life (en traductions françaises).

Elle se caractérise par la qualité des textes, confiés à des spécialistes, mais aussi par le soin sans précédent apporté à l’iconographie.

Inspirée des principes qui animent le magazine Life, la collection est le premier ouvrage de vulgarisation scientifique à pousser si loin le rôle de l’image. Les éditeurs ont voulu proposer une illustration haut de gamme, très largement en couleur, servie par une impression irréprochable, en faisant appel aux meilleurs dessinateurs et photographes.

Exemples diconographie de la collection Time-Life.

Exemples d'iconographie de la collection Time-Life.

L’iconographie est souvent spectaculaire. Elle offre une large variété de styles et témoigne d’une constante préoccupation pédagogique. L’image doit fournir une synthèse claire et lisible d’une information dense. La collection développe un savoir-faire élaboré en matière de schémas narratifs, combinaison de la représentation tabulaire des données scientifiques avec une mise en scène visuelle forte.

La contribution de Rudolph Zallinger fournit un exemple particulièrement abouti de ce genre. Anthropologue spécialiste de préhistoire, professeur à l’université de Chicago, Francis Clark Howell est également un vulgarisateur convaincu. C’est en connaissance de cause qu’il s’adresse à l’un des plus fameux illustrateurs de sciences naturelles, auteur de la fresque “L’Age des reptiles” pour l’université de Yale, exécutée entre 1943 et 1947, panorama chronologique de l’évolution des dinosaures du Devonien au Crétacé, longue de 33,5 sur 4,9 mètres.

Rudolph Zallinger, Lâge des reptiles, fresque murale, université de Yale (détail).

Rudolph Zallinger, "L'âge des reptiles", fresque murale, université de Yale (détail).

Zallinger sera contacté par Life en 1952 pour participer à l’illustration du feuilleton “The World We Live In”, aux côtés de Chesley Bonestell, Alfred Eisenstaedt ou Fritz Goro.

La composition de The Early Man s’inspire du précédent de Yale. Il s’agit de disposer sur un dépliant de 5 pages – la plus longue illustration de la collection – la série ordonnée des reconstitutions de fossiles de quinze espèces anthropoïdes sur une durée de 25 millions d’années. Les schémas chronologiques en haut de page sont dus à George V. Kelvin.

Rudolf Zallinger, The Road to Homo Sapiens, illustration pour The Early Man, 1965 (dépliant ouvert).

Rudolf Zallinger, "The Road to Homo Sapiens", illustration pour The Early Man, 1965 (dépliant ouvert).

Sous le titre “The Road to Homo Sapiens”, la représentation synthétique de Zallinger innove par rapport aux formes existantes de figuration évolutionniste, le plus souvent disposées de façon tabulaire. Sa proposition peut être rapprochée de trois sources iconographiques. La première est une gravure due au grand peintre naturaliste Waterhouse Hawkins, publiée en frontispice de l’ouvrage de Thomas Henry Huxley, Evidence as to Man’s Place in Nature (1863), qui associe à fins de comparaison les squelettes du gibbon, de l’orang-outang, du chimpanzé, du gorille et de l’homme.

Waterhouse Hawkins, Skeletons of the Gibbon, Orang, Chimpanzee, Gorilla, man, frontispice de louvrage de Thomas Henry Huxley (1863).

Waterhouse Hawkins, "Skeletons of the Gibbon, Orang, Chimpanzee, Gorilla, man", frontispice de l'ouvrage de Thomas Henry Huxley (1863).

“L’homme descend du singe”. La fameuse formule de l’évêque d’Oxford symbolise la polémique issue de la publication de L’Origine des espèces (1859), dont la relecture biologique du destin humain fait scandale. Défenseur de Darwin, Thomas Huxley utilise l’œuvre de Hawkins dans le cadre d’un ouvrage qui propose la démonstration zoologique et anatomique de la proximité des différentes espèces hominoïdes. Quoiqu’elle n’ait aucun caractère paléontologique, cette illustration qui rapproche l’homme du singe prend bel et bien place dans l’histoire du débat évolutionniste.

Cet exercice comparatif n’offre encore qu’une simple juxtaposition. Pour trouver une articulation plus étroite, il faut remonter à une source plus ancienne: le thème des différents âges de l’homme, qui nourrit la peinture et la gravure depuis la Renaissance. Le ressort visuel sur lequel s’appuie cette iconographie, le principe de la métamorphose, en fait un motif séduisant pour les artistes, qui trouvent l’occasion d’y montrer leur virtuosité, comme pour le public, qui en apprécie la dimension curieuse et ludique.

Hans Baldung Grien, Les trois âges de la vie, v. 1510 (Vienne, Kunsthistorisches Museum); A. F. Hurez, Degrés des âges, Cambrai, 1817-1832 (Paris, musée des arts et traditions populaires).

Hans Baldung Grien, "Les trois âges de la vie", v. 1510 (Vienne, Kunsthistorisches Museum); A. F. Hurez, "Degrés des âges", Cambrai, 1817-1832 (Paris, musée des arts et traditions populaires).

Une version de ce thème, attestée dès le 16e siècle, sera notamment popularisée par François Georgin en 1826 pour l’imagerie d’Epinal, sous le titre de “Degrés des âges”. Celle-ci latéralise et ordonne le motif en paliers, facilitant le jeu des comparaisons. Gravure à succès durant tout le 19e siècle, celle-ci connaîtra d’innombrables reprises dans toute l’Europe (Day, 1992) .

Différentes versions des Degrés des âges.

Différentes versions des "Degrés des âges".

La transposition de ce thème dans l’univers paléontologique n’est pas que l’emprunt d’une forme. Dans les “Degrés des âges”, malgré les altérations qui affectent leurs avatars, ce sont les mêmes personnages que l’on retrouve du premier au dernier échelon. L’application de ce motif au schème évolutionniste constitue une simplification implicite, qui rapporte les transformations des espèces au développement de l’individu, rabat l’ontogenèse sur la phylogenèse. C’est cette opération iconographique qui créé la perception de l’évolution comme un développement unifié et linéaire, aussi homogène que s’il s’agissait de la vie d’un être humain.

Cette impression est encore renforcée par la troisième source de Zallinger: la chronophotographie de la marche d’Etienne-Jules Marey, qui a inspiré une imagerie abondante à partir de 1882 (Braun, 1992). A cette vision cinématographique, l’illustrateur emprunte le dynamisme de la déambulation, qui anime la fresque évolutionniste d’un pas décidé. Le motif de la marche unifie et fluidifie la succession des espèces, désormais métamorphosée en séquence. Plutôt que sous la forme de la juxtaposition tabulaire, le modèle chronophotographique suggère de lire l’image comme la décomposition d’un seul et unique mouvement.

Etienne-Jules Marey, locomotion de lhomme, chronophotographie sur plaque fixe, 1883, coll. Collège de France (détail).

Etienne-Jules Marey, locomotion de l'homme, chronophotographie sur plaque fixe, 1883, coll. Collège de France (détail)

Unification, latéralisation, dynamisation: les choix de l’illustration sont fondés sur l’intention pédagogique, qui veut produire une information synthétique, immédiatement lisible. Cette composition si efficace peut-elle l’être un peu trop? Le texte en regard apporte d’utiles précisions, qui contredisent son apparente homogénéité:

“Ces reconstitutions sont donc en partie hypothétiques, mais même si des découvertes ultérieures imposaient des changements, elles auraient atteint leur but en montrant ce que pouvait être l’aspect de ces primates disparus.” Ou encore: “Bien que les “ancêtres de singes anthropomorphes” aient été quadrupèdes, tous sont ici figurés debout, pour faciliter la comparaison”

(Howell, 1965, p. 41).

Couverture de louvrage de J. Wells, Icons of Evolution. Science or Myth?

Couverture de l'ouvrage de J. Wells, Icons of Evolution. Science or Myth?

Peu importent ces nuances. L’image de Zallinger est si forte qu’elle balaie toute incertitude. La généalogie idéalement linéaire qu’elle figure s’impose à l’esprit avec l’évidence d’un fait objectif. En fournissant un support visuel au rapprochement de l’homme et du singe, l’illustration de Life ravive le scandale de L’Origine des espèces et s’attire les foudres des créationnistes:

“Malgré l’absence de preuves, la vision darwinienne des origines humaines s’est trouvée bientôt enclose dans des dessins montrant l’évolution d’un singe qui, marchant sur ses phalanges, se redresse par paliers pour devenir un être humain debout. Ces dessins ont ensuite été reproduits dans d’innombrables livres, expositions, articles et même dessins animés. Ils forment l’icône ultime de l’évolution, parce qu’ils symbolisent la signification profonde de la théorie de Darwin pour l’existence humaine”

(Wells, 2002, p. 211).

Le succès de l’icône, dont une recherche sur internet permet aujourd’hui de prendre la mesure, se vérifie en effet par ses copies et ses parodies. Ces reprises sans nombre témoignent de ce que cette image est d’abord un récit. Comme le montrent les altérations qui, en modifiant le dernier stade ou en inversant la logique de la progression, jouent à changer le sens de la série, elle fonctionne comme une structure narrative autonome, immédiatement compréhensible. Elle incarne exemplairement cette connaissance par l’image favorisée par les ouvrages illustrés.

Graffiti, Vali-ye-Asr Avenue, Téhéran, photo Paul Keller, 2007 (licence CC).

Graffiti, Vali-ye-Asr Avenue, Téhéran, photo Paul Keller, 2007 (licence CC).

Les reprises constituent également la seule trace accessible de la réception de l’illustration. Elle apportent la preuve de sa fécondité imaginaire, en même temps qu’elles en entretiennent les progrès. Elles montrent que l’icône est partie prenante de la culture visuelle, au sens où son exposition universelle garantit à l’auteur de la reprise un haut degré de connivence et d’interprétabilité.

Diverses parodies de The Road to Homo Sapiens.

Diverses parodies de "The Road to Homo Sapiens".

La discussion sur l’efficacité de l’image prend parfois des aspects tortueux. Pourtant, son agency n’a rien de mystérieux. Dans le cas de “The Road to Homo Sapiens”, les facteurs de son influence sont: 1) l’importance de la diffusion, qui assure une exposition maximale au contenu; 2) la puissance du contexte de l’instruction populaire, qui légitime la connaissance par l’image; 3) l’empreinte du débat évolutionniste, qui structure notre compréhension du monde; 4) l’élégance de la formule graphique inventée par un illustrateur, qui est l’auteur d’une œuvre.

Mis à part une page sur Wikipédia, et sauf erreur de ma part, cet article est le premier consacré à l’analyse iconographique d’une des plus célèbres images de la seconde moitié du 20e siècle. Une icône si profondément intégrée à notre culture visuelle que sa répétition avait fini par effacer le souvenir de son auteur et de son origine. Il s’agit pourtant d’une œuvre, au sens strict du terme, dont on a pu retrouver les sources, expliquer le contexte et les intentions, suggérer l’influence et la fortune critique. En d’autres termes, on a démontré ici qu’on peut faire sur une image issue de la culture populaire un travail d’interprétation qui ne diffère en rien, dans les outils et les méthodes qu’il mobilise, de celui de l’histoire de l’art. Un pas de plus pour l’histoire visuelle.

Couverture du disque de Encino pour le film California Man, (Les Mayfield, 1992); publicité pour le JT de M6, septembre 2009; page du groupe Flickr "March from Monkey to Man" .

Et en bonus spéciale soucoupe, ce magnifique clip réalisé pour le morceau “Do the Evolution”, par Pearl Jam.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Références: sources

> Charles Darwin, L’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle(1859, éd. D. Becquemont, trad. de l’anglais par E. Barbier), Paris, Flammarion, 1992.
> Louis Figuier, Les merveilles de la science, ou Description populaire des inventions modernes, éd. Furne et Jouvet, 6 vol., 1867-1869.
> Thomas Henry Huxley, Evidence as to Man’s Place in Nature, New York, Appleton & Co, 1863.
> Francis Clark Howell, The Early Man, Time-Life, 1e éd., 1965 (trad. française: L’Homme préhistorique, 1966).

Références: études

> Horst Bredekamp, Les Coraux de Darwin. Premiers modèles de l’évolution et tradition de l’histoire naturelle (trad. de l’allemand par Ch. Joschke), Dijon, Les Presses du réel, 2008.
> Marta Braun, “Marey, Modern Art and Modernism”, Picturing Time. The Work of Etienne-Jules Marey, 1830-1904, Chicago, University of Chicago Press, 1992, p. 264-318.
> Barbara Ann Day, “Representing Aging and Death in French Culture”, French Historical Studies, Vol. 17, n° 3, printemps, 1992, p. 688-724.

> Stephen Jay Gould, La Vie est belle. Les surprises de l’évolution (trad. de l’américain par M. Blanc), Paris, Seuil, 1991.

> Jonathan Wells, Icons of Evolution. Science or Myth? Why Much of What We Teach about Evolution is Wrong, Washington, Regnery Publishing, 2002.

Iconographiehttp://www.flickr.com/…

Intervention présentée dans le cadre du séminaire “Mythes, images, monstres“, le 26 novembre 2009, INHA.

> Article initialement publié sur Culture Visuelle (lisez les commentaires!) /-)
> photo de Lego Kaptain Kobold


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http://owni.fr/2010/03/25/metamorphoses-de-l%e2%80%99evolution-le-recit-d%e2%80%99une-image/feed/ 2