La boutique contre le bazar

Le 8 juin 2010

Le web est par définition un espace ouvert. La stratégie d'Apple, qui créé des espaces privés au sein de ses nombreuses boutiques met cette ouverture en péril, au profit de quartiers protégés et surveillés.

Imaginons le web comme une ville. Avec son centre : urbain, social ; avec ses activités : trouver un job, faire ses courses ; avec ses services ; Et puis avec sa banlieue mal famée, ses quartiers “chauds” (spywares, spams et malwares). L’article du NYTimes “The Death of The Open Web” (intégralement traduit sur Framablog) file cette métaphore jusqu’à nous amener dans l’une de ces si typiques entrées de mégalopoles modernes : les zones de chalandise que constituent les “magasins” ou autres boutiques, plus précisément celles d’Apple (avec l’IPhone et l’Ipad notamment, puisque ce sont là les deux éléments centraux dudit article).

  • People who find the Web distasteful — ugly, uncivilized — have nonetheless been forced to live there: it’s the place to go for jobs, resources, services, social life, the future. But now, with the purchase of an iPhone or an iPad, there’s a way out, an orderly suburb that lets you sample the Web’s opportunities without having to mix with the riffraff. This suburb is defined by apps from the glittering App Store: neat, cute homes far from the Web city center, out in pristine Applecrest Estates. In the migration of dissenters from the “open” Web to pricey and secluded apps, we’re witnessing urban decentralization, suburbanization and the online equivalent of white flight.

L’article explique ensuite que suite à une phase très dense et anarchique durant laquelle tout le monde vînt s’installer sur le web, le besoin se fait aujourd’hui sentir de se retrouver dans son “jardin secret” (“walled garden“).

Un web “abrité”, fait de murs anti-promiscuité reposant sur “pay walls, invitation-only clubs, subscription programs, privacy settings and other ways of creating tiers of access“, et derrière lequel l’on se sentirait plus en “sécurité” (make spaces feel ’safe’), à l’abri

not only from viruses, instability, unwanted light and sound, unrequested porn, sponsored links and pop-up ads, but also from crude design, wayward and unregistered commenters and the eccentric ­voices and images that make the Web constantly surprising, challenging and enlightening.

Toujours selon les termes de l’article, nous serions ainsi les témoins d’une “urban decentralization, suburbanization and the online equivalent of white flight.

White flights

A noter qu’un “white flight” est une notion démographique et sociologique désignant le fait que les populations “blanches” ont tendance à déserter certaines communautés urbaines à mesure qu’augmentent les population immigrées minoritaires, et ce pour aller peupler des endroits plus résidentiels et fortement connectés en termes de transports urbains (“commuter towns”). Sur le sujet, lisez l’article de Danah Boyd “White flights in Networked Publics” (.pdf) qui dissèque ce phénomène dans le cadre des réseaux sociaux.

Il se produit donc un inexorable (?) cloisonnement, des murs payants s’élèvent pour accéder à certains endroits, avec pour seule règle que ceux (les magasins, les services, les applications) qui se trouvent derrière ces murs payants doivent, pour justifier leurs prix, être plus accueillants / agréables / ergonomiques / achalandés que les mêmes (magasins, services, applications) gratuits.

Les boutiques contre le bazar

Et d’en venir au cœur de l’argumentaire :

Le développement de loin le plus significatif aujourd’hui est qu’une masse immense de gens sont sur le point de quitter entièrement le web ouvert. C’est en tout cas ce que s’apprêtent à faire les plus de 50 millions d’utilisateurs de l’Iphone et de l’Ipad. En choisissant des machines qui ne vivent que tant qu’elle sont affublées d’applications et de contenus directement en provenance du magasin d’Apple (AppleStore), les utilisateurs des terminaux mobiles d’Apple s’engagent dans une relation de plus en plus distante et inévitablement antagoniste d’avec le web. (…) les contenus gratuits et l’énergie du web sont incompatibles avec les standards définis par une telle boutique d’applications.

L’article se termine en indiquant que son auteur “comprend” pourquoi les gens désertent aujourd’hui le “web ouvert” pour se tourner vers le “brillant” de l’Apple Store ou d’autres boutiques :

Apps sparkle like sapphires and emeralds for people bored by the junky nondesign of monster sites like Yahoo, Google, Craigslist, eBay, YouTube and PayPal. That sparkle is worth money. Even to the most committed populist there’s something rejuvenating about being away from an address bar and ads and links and prompts — those constant reminders that the Web is an overcrowded and often maddening metropolis and that you’re not special there.

… et en indiquant que nous pourrions très prochainement regretter et payer très cher ce détournement.

Éléments d’analyse

Si je suis d’accord sur le constat dressé par cet article, je n’en partage pas tout l’argumentaire. Voici les quelques réflexions que cela m’inspire.

La cathédrale, la boutique et le bazar

Le titre de mon billet fait écho à un “célèbre” texte, “La cathédrale et le bazar“, dans lequel l’auteur décrit le modèle de développement de Linux en le comparant à un bazar ; soit une manière de développer des logiciels, par la coopération d’une multitude de développeurs, et qui se caractérise “par une adaptabilité et une flexibilité impossible dans une structure organisée de façon hiérarchique” (cathédrale des logiciels propriétaires). Quand on passe du logiciel au “matériel”, du software au hardware, le modèle organisé et vertical (cathédrale) se double d’un modèle de vente qui est celui décrit par l’article du NYTimes (boutique donc). “Le modèle de la grande distribution s’étend au logiciel” dit aussi Cory Doctorow dans un remarquable article : “Pourquoi je n’achéterai pas un Ipad”.

Hygiénisme boutiquier

L’article du NYTimes a parfaitement raison de pointer le côté “propret” des boutiques d’Apple. A l’occasion de la sortie de l’Ipad, Steve Jobs a d’ailleurs totalement versé du côté de l’hygiénisme moral, en maquillant son combat pour les formats propriétaires d’Apple sous le fard d’une lutte anti-pornographie.

De fait, cet hygiénisme rampant gangrène l’ensemble des espaces prétendument privatifs du web. “Dans” l’enceinte de l’Ipad et de ses contenus applicatifs, nulle pornographie affirme l’un, “dans” l’enceinte de Facebook, nulle scène d’allaitement avait déjà affirmé l’autre, et l’on pourrait ainsi multiplier les exemples.

Consumérisme et hygiénismo-moralisme bon teint sont les deux mamelles de ces White Flights d’un nouveau genre.

Le premier danger de tout cela est naturellement la potentialité d’une censure déjà techniquement opérante et qui n’attend plus qu’un événement permettant de la “décomplexer” pour qu’elle s’applique au-delà même des règles du seul vivre ensemble (c’est à dire qu’elle ne concerne plus, uniquement et par défaut, les délits comme l’incitation à la haine raciale, la vente d’armes à feu, etc …).

Mais il est un risque encore plus grand qui est celui de la délégation inexorable de nos lois morales collectives à des sociétés qui n’ont en commun avec ladite morale que les règles édictées par leur portefeuille d’actions.

Pire encore, c’est chacun qui, par le pouvoir du clic permettant à n’importe qui et n’importe quand de signaler tout contenu “litigieux”, c’est chacun qui par cet artifice peut imposer “sa” conception de la morale à l’ensemble d’un groupe dépassant de loin son seul cercle relationnel. Ce qui, convenons-en est tout sauf “moral”. Ce système de surveillance par le bas (“little sisters”) se double, quoi qu’en dise Steve Jobs ou Mark Zuckerberg, d’un système de surveillance par le haut (“big brother”) puisque c’est à eux seuls que revient et qu’appartient le pouvoir de supprimer tel groupe, telles photos, telles applications.

Les boutiques et la conception cybernétique de la morale

De la morale à la conduite morale il n’y a qu’un pas. Or la conduite morale de ces sociétés ne peut qu’être dictée par un consumérisme à courte vue. Le dire n’est pas un reproche mais un simple constat. Pour faire une rapide incursion (métaphorique) du côté de  la cybernétique, on peut à leur endroit parler, au mieux, d’une morale cybernétique, c’est à dire – telle est en effet l’étymologie du mot – disposant d’un gouvernail dont la conduite est guidée par un flot d’interactions complexes mais pilotée par une main et une seule.

Money Time

Le terme de boutique, ne nous y trompons pas, fait référence à la qualité de l’emballage et de la présentation, à ce sentiment de “chez soi”, mais il ne désigne en aucun cas un chiffre d’affaire très réduit face à celui des “grands supermarchés”. Le meilleur exemple est que le Mercredi 26 Mai à 14h30 à Wall Street, “la valeur d’Apple (227 milliards de dollars) dépasse celle de Microsoft (226 milliards). La compagnie que tout le monde donnait pour morte il y a dix ans est maintenant l’entreprise de technologie la plus chère du monde.” Apple : première capitalisation high-tech de la planète.

Au risque d’une non-interopérabilité

Le choix à faire est binaire. Ouvert contre fermé. Interopérable contre propriétaire. Le coeur stratégique du web est celui de l’interopérabilité. Le rêve fondateur du client-serveur contre le modèle économique d’Apple, celui du client-captif. Le rêve fondateur du web : permettre à chacun, indépendamment de son équipement logiciel ou matériel d’accéder à l’ensemble des ressources disponibles.

A l’exact inverse, le paradigme de la boutique Apple : permettre à ses seuls clients (= acheteurs du hardware / matériel) d’accéder aux seules ressources disponibles chez les seuls fournisseurs de sa boutique, et seulement consommables sur son matériel. Idem, mais à une autre échelle pour le Kindle d’Amazon : le kindle c’est comme le caddy ; ça ne va qu’avec un seul magasin et on ne part pas avec. A noter d’ailleurs, que le combat pour l’interopérabilité nécessite une reconnaissance et un engagement politique qui sont loin d’être acquis (voir ici et ).

La cathédrale, la boutique, le bazar … et leurs hybrides

Amazon et son caddy-Kindle : ou le modèle de la boutique “bazardisée” et low-cost, façon Foir’fouille. Apple et sa caisse-automatique-Ipad : soit le modèle de la boutique-cathédrale, tendance CSP++. L’anagramme d’Ipad, c’est “Paid”, “payé”

Ipad = I Paid.

Bazar ouvert contre ordre fermé

Le web n’est pas différent de “notre” monde physique en ceci qu’il est peuplé des mêmes individualités, elles-mêmes régies par les mêmes mécanismes pulsionnels. Les mêmes sociétés y obéissent aux mêmes modèles. Dès lors – ce que pointe parfaitement l’article du NYTimes – à l’image des résidences fermées ou des quartiers résidentiels sécurisés qui fleurissent depuis longtemps dans le monde physique, commence à émerger sur le net l’idée et le modèle d’espaces “virtuellement” fermés / sécurisés / surveillés, d’espaces et de toiles “à l’abri” ; à l’abri d’un certain monde, de certaines dérive, d’une certaine altérité / diversité. Et comme dans la vraie vie, ce sont les sociétés marchandes qui en sont les premières instigatrices et les meilleures attachées de presse. Celles qui vont faire de cette aspiration – socialement construite et médiatiquement entretenue – un produit.

A une société médiatisée régie par le pulsionnel, répondent des logiques d’interfaces chaque fois plus intuitives, plus transparentes, mais qui renvoient vers des lieux, vers des boutiques, vers des réseaux toujours davantage asservis à des logiques propriétaires au double-sens du terme : logiques propriétaires qui n’appartiennent et ne servent les desseins que d’une entité unique, et logiques propriétaires en ce sens qu’elles permettent de tenir à distance les autres boutiquiers, de les exproprier.

In fine, c’est le contrôle et l’instrumentation totale de la part de pulsionnel et d’impulsivité (au sens d’achat impulsif en sciences de gestion : voir cet article .pdf) de chaque comportement connecté qui sous-tend l’ensemble de l’offre aujourd’hui disponible dans les boutiques du web : nous dire quoi acheter, quoi aimer, contre quoi se révolter, nous dire ce qui est bien ou mal, ce qui est moral ou ne l’est pas.

En cela, le web “ouvert” et non-entièrement marchand ressemble de plus en plus à un petit village gaulois : là encore, comme dans le monde réel, les grandes enseignes périphériques ont littéralement épuisé une bonne partie de l’activité désordonnée du centre-ville, de l’hyper-centre. Archétype de la résidence fermée, Facebook est déjà devenu en quelques années l’un des sites (le site ?) les plus visités (peuplés) de la mégalopole du web.

Que retenir de tout cela ? 3 blocs

D’abord que les logiques de déterritorialisation et reterritorialisation décrites pas Gilles Deleuze n’ont jamais été aussi opératoires pour l’analyse. Ensuite qu’en quelques années, les données géopolotiques du plateau de jeu que constitue le web ont changé. Après la domination des 3 grands acteurs du “Search & Link”, Google Yahoo! et Microsoft (aka GYM), émerge aujourd’hui une domination des acteurs du “Pay & Stay”, Apple et Facebook.

Dans le bloc de l’Est (Search & Link), chacun peut “profiter” des contenus appartenant à tous. Les moteurs fonctionnent sur la base de l’agrégation et de la collecte de liens pour proposer une organisation de cet ensemble et “offrir” des accès à cet ensemble en se payant sur les taxes qu’ils prélèvent sur les boutiques, bazars et magasins qui peuplent ce même ensemble (= liens sponsorisés).

C’est le paradigme de l’économie de l’attention. Ce n’est pas le pays de Candy ni celui des bisounours, les rivalités y sont féroces mais il y demeure (pour l’instant) une relative “communalité” de l’ensemble, c’est à dire qu’un site indexé par Google n’appartient pas pour autant à Google.

Les acteurs du “Search & Link” proposent une re-territorialisation du monde sur laquelle ils prélèvent leurs droits de douane mais en exemptant (pour l’instant …) l’usager du paiement de ces droits, en “échange” de son attention et au prix de son “profilage”. Leur principe est celui d’une double externalité : externalité par rapport aux contenus qu’ils organisent et proposent, et externalités de leurs modes de financement, de leur modèle économique.

Dans le bloc de l’Ouest (Pay & Stay) la résidence (au sens premier de lieu d’habitation et au sens dérivé d’applications résidentes) est la clé du modèle; il faut “habiter” le système pour consommer et payer, autant que pour “le” consommer (= le système lui-même).

C’est donc d’une hyper-territorialisation qu’il s’agit (dont les technologies de géolocalisation sont l’épicentre). Le principe est celui d’une double internalité : internalité des profils, des contenus et des applications, lesquels ne peuvent littéralement “exister” en dehors des systèmes auxquels ils appartiennent ; et internalités de leurs modes de financement et de leur modèle économique, Apple “se payant” sur ses contenus résidents (Apple Store) et sur la vente de “ses” applications, de la même manière que Facebook “se paye” sur la vente à des sociétés tierces des données personnelles très segmentées de ses “habitants” ou – ce qui revient finalement au même – prélève une taxe aux sociétés tierces souhaitant bénéficier de ses internalités, c’est à dire entrer dans ses quartiers résidentiels (pour afficher de la publicité ciblée auxdits résidents).

<Mise à jour> Je reprends ici la jolie formule et l’analyse proposée en commentaire : “certains se payent sur le flux (e.g. Google) et d’autres se payent sur le stationnement (e.g. Apple). Les seconds ont l’air, effectivement, plus dangeureux que les premiers car les premiers ont plus tendance à supporter des standards ouverts dans leur propre intérêt, qui est de rationaliser leur infrastructure, i.e. de minimiser leur coût.</Mise à jour>

Le troisième bloc : “Share & Disseminate”. Ce bloc, celui du web ouvert menacé de mort selon l’article du NYTimes, est celui de la seule coopération plutôt que de la compétition ou même de la co-opétition. Celui, historiquement, des logiciels libres, rejoint aujourd’hui par les technologies dites d’archives ouvertes (portées par une philosophie qui est celle de la déclaration de Berlin), le tout s’inscrivant dans le mouvement des “commons” ou biens communs (dont on trouvera une remarquable vue synoptique sur le site de Philippe Aigrain). L’idée est ici d’optimiser les logiques de partage et de dissémination suivant une logique par essence dé-territorialisée.

On résume ? Mieux. On illustre :-)

Planisphère qui, chez les lecteurs de ce blog, doit en rappeler un autre … celui de la dérive des continents documentaires

L’antagonisme entre les deux n’est qu’apparent

Dans la réalité du web, les deux planisphères cohabitent. Si le bloc du “Search & Link” nécessite – pour valider son modèle économique – d’entretenir et d’optimiser le phénomène de réunification des continents documentaires, le bloc du “Pay & Stay” nécessite au contraire – et pour les mêmes raisons – d’en sortir, ou plus exactement de recréer artificiellement, ab abstracto, des “résidences documentaires” isolées du reste du mode connecté, mais au sein desquelles seront intimement liées les données publiques, personnelles, privées et intimes.

Nihil novi sub sole ?

Rien de bien nouveau diront certains. Les marchands (bloc de l’ouest) vendent dans leur boutique en essayant de se protéger de la concurrence. Les moteurs (bloc de l’est) prospèrent sur des biens numériques non-rivaux qui autorisent les passagers clandestins, lesquels passagers clandestins sont l’ennemi premier du boutiquier, lequel a donc besoin de dresser des murs (applicatifs ou commerciaux) autour de sa boutique. Rien de bien nouveau donc. Certes.

Mais a ceci près que l’équilibre du web est un équilibre instable. Et qu’il l’est d’autant plus qu’il est soumis et dépend de l’attitude de ses acteurs (Apple, Google, etc …), de ses utilisateurs (nous), et de l’équilibre mouvant entre une infrastructure (le “net” au sens de tuyaux et les opérateurs qui en sont propriétaires) et un pouvoir politique “mondialisé” censé garantir la neutralité de l’ensemble.

Et donc ???

Et donc, la constitution de villes fermées / fortifiées de plus en plus peuplées et dans  lesquelles la boutique tient lieu de mairie,  la part que ces mêmes villes fermées représentent dans le traffic d’ensemble du web, pourrait contribuer à faire pencher la balance dans le sens de la fin d’une neutralité du Net. Soit le passage à un niveau d’enfermement supplémentaire : un public captif dont on ne cherche plus uniquement à isoler la capacité d’attention à son seul profit, mais un public captif que l’on cherche délibérément à isoler physiquement du reste de la métropole connectée. De réfléchir à cet enjeu là, nous ne pouvons aujourd’hui nous dispenser.

Article initialement publié sur Affordance.info

> Illustrations CC Flickr jean-louis zimmermann, rosefirerising, Chris Devers, .: Philipp Klinger :.

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