[ITW] Un lobbyiste numérisé en campagne
À l'intérieur du PS, il passe pour le lobbyiste des questions numériques. Benoît Thieulin a construit plusieurs campagnes sur Internet et conseillé plusieurs hommes et partis politiques. Proche du PS, il nous confie ses impressions sur l'échéance électorale à venir.
Fondateur dela Netscouade, une agence de communication et d’influence sur Internet, Benoît Thieulin devrait jouer un rôle important dans les opérations de lobbying du PS sur Internet pendant la présidentielle. En 2007, il coordonnait la campagne web de Ségolène Royal. Et jusqu’au mois de juin 2011 il pilotait la communication de la campagne pour la primaire d’Arnaud Montebourg. Analyses et confidences sur les évolutions numériques des dernières années et leurs implications pour les candidats à la présidentielle de 2012.
On pourrait sortir du sujet pour lui trouver une illustration plus forte. Il y a beaucoup de journalistes qui ont basculé de la “techno-méfiance” à la “techno-béatitude” à l’occasion du printemps arabe. En disant en particulier qu’il fallait bien reconnaître que cette fois-ci, la révolution a eu lieu sur Internet. Je pense qu’il faut préciser les choses. Une révolution, ça se fait dans la rue.
Et Internet a joué un rôle absolument clé, à mon avis à deux points de vue : d’une part le façonnement des esprits, donc au fond un travail culturel qui a probablement armé dans les têtes les révolutions arabes, et d’autre part ce que certains appellent la synchronisation. Le problème que l’on rencontre à ce moment là est de savoir comment faire pour descendre massivement dans la rue. Et là , Internet joue un rôle clé. Tous les outils des médias sociaux permettent de pouvoir programmer une mobilisation sur le terrain de manière extrêmement efficace et rapide. Les révolutions arabes ont-elles eu lieu sur Internet ? La réponse est clairement non. Est-ce qu’elle n’auraient pas eu lieu sans Internet ? La réponse est probablement oui.
Internet ne se joue pas sur Internet. La grande nouveauté de la campagne d’Obama, et probablement aussi ce que nous montre l’exemple des pays arabes, c’est qu’Internet aujourd’hui est autant un outil d’information qu’un outil d’organisation et de mobilisation dans le monde physique. Ce serait un contresens d’imaginer que l’organisation et la mobilisation, parce qu’elles se font sur Internet, ont pour objectif Internet. Obama utilise Internet pour envoyer un million de personnes frapper à des portes ou passer des coups de téléphone. Les révolutions arabes utilisent Internet pour organiser leurs manifestations dans la rue. Internet ne sert plus uniquement à organiser un terrain sur Internet, c’est une plateforme d’organisation et de projection sur d’autres terrains.
Il faut arrêter d’imaginer que les mondes sont cantonnés. Aujourd’hui, je ne dirai plus qu’Internet est un nouvel espace social, mais plutôt qu’Internet est imbriqué, entrelacé dans notre vie sociale.
“Internet ne veut plus dire grand chose”
Pas vraiment, puisqu’en 2007, tout cela était en germe. Je pense qu’en fait, Internet ne veut plus dire grand chose. Je parlerai plutôt de “monde numérique”. La question est plutôt de savoir si on peut se passer du numérique et de ses problématiques dans une campagne. La réponse est clairement non. Ensuite, ce même numérique s’instille dans toutes les autres dimensions d’une campagne. On est donc obligé d’en tenir compte. Il y a quatre ou cinq ans, Internet était un sujet quasi-en soi. Aujourd’hui, Internet lui-même ne veut plus dire grand chose, et les questions tournent beaucoup plus autour des interactions numériques, de l’information digitale.
Qu’il n’y ait plus de secrétaire national au numérique n’est pas forcément un mal. Je suis en accord avec l’idée d’un numérique touchant tous les secteurs. Pourtant il semble judicieux de faire du cas par cas pour juger de son utilité. Aujourd’hui, l’imbrication entre le numérique et le physique est totale, et ça n’a pas grand sens de vouloir séparer les sujets. Les argumentaires sont pensés, conçus et diffusés en grande partie sur Internet. Ce n’est pas un sujet numérique en soi. En revanche, la fluidification de ces échanges ou la manière avec laquelle ils peuvent être conçus grâce au numérique impactent la campagne.
Par exemple, on ne peut pas faire plus physique qu’un meeting. Et pourtant, pour faire venir du monde, pour lier ensuite la relation avec ceux qui vont y aller ou la réflexion sur les sujets qui devront être abordés par le politique, on a besoin du numérique. Ce qu’a montré Obama et qui était très fort, c’est qu’aujourd’hui il faut unifier la chaîne de commandement. Il n’y a plus de campagne Internet d’un côté et de campagne physique de l’autre. On n’a pas pu le faire en 2007, parce qu’il était trop tôt.
J’espère que ce sera le cas pour 2012 ! Il ne doit plus y avoir de déconnexion. La prise de conscience du fait que le numérique s’est emparé de tous les sujets et qu’il est nécessaire semble être effective
Bien sûr. Il est évident que le PS et l’UMP ont senti qu’il y avait quelque chose à faire, en comprenant vaguement qu’Obama avait innové dans sa campagne, notamment sur Internet. Gauche comme droite ont envoyé des gens là -bas. J’ai moi-même fait partie de la mission Obama pour la gauche. Et tous ont voulu en tirer quelque chose. Il se trouve qu’il y a eu une différence majeure dans les deux analyses.
D’un côté, il y a eu compréhension qu’en fait, la grande nouveauté de la campagne d’Obama n’avait pas été dans l’action sur le terrain numérique (Internet comme support du débat d’idée) mais qu’au contraire, la nouveauté se situait sur des questions d’organisation logistique et de mobilisation, qui se faisaient à partir d’Internet, mais pour aller à la conquête de terrains physiques.
Au début de la conception de la Coopol1 , quand on avait des échanges par média interposés avec le camp d’en face, la question qui émergeait était : “est-ce qu’Internet doit servir comme plate-forme de débats ou est-ce qu’au fond la question n’est pas plus basique, plus concrète, plus logistique et opérationnelle?”. Un parti doit mettre à disposition des outils pour favoriser l’organisation interne d’une campagne.
Pour moi, un parti politique a deux fonctions essentielles : être un système qui fait émerger des élites politiques et ensuite, organiser logistiquement la conquête du pouvoir. Sur ce point, Internet peut jouer un rôle absolument essentiel. La CooPol, ce n’est jamais qu’essayer de traduire dans un environnement français cette logique d’organisation et de mobilisation. Ce sont des outils très simples. On est parti du community organiser en se disant que l’équivalent au PS était le secrétaire de section, et on s’est demandé ce dont concrètement il avait besoin. Les bonnes idées sur Internet ne sont pas forcément hyper-complexes. Twitter ça tient en 140 caractères et c’est un outil d’échange d’informations et de partage. Le mec a eu une idée géniale, mais ce n’est pas une grammaire complexe. Beaucoup d’innovations technologiques sont en réalité des innovations d’usage et des innovations sociales. Elles ne sont pas hyper-compliquées. La CooPol, cela sert à organiser des réunions, des listes de diffusion ou un tractage…
Oui, ça fonctionne pas trop mal et le parti le promeut. Par rapport à la sociologie du PS, là où les secrétaires de section sont plutôt jeunes et plutôt geeks, ça marche bien. Évidemment, cela fonctionne mieux dans les zones urbaines que dans les zones rurales, mais globalement ça marche pas trop mal. On ne révolutionne pas complètement le parti mais cela pose les jalons d’une organisation nouvelle.
Ce qui est aussi intéressant c’est que l’UMP, au lancement de la CooPol, a eu cette phrase terrible : “ils sont en train de faire un intranet pour apparatchiks”. C’est marrant, parce que cette phrase se voulait méchante mais que sans s’en rendre compte, le parti majoritaire mettait le doigt sur ce qui allait faire le succès de la CooPol : c’est un outil assez basique, mais c’est ça qui marche.
“La grosse nouveauté de 2012, c’est une forme de re-médiation”
Cela amène à parler du deuxième effet, peut-être le plus novateur, et au moins aussi important que la mobilisation et l’organisation logistique pour les appareils : Internet est devenu l’espace essentiel du débat public.
Beaucoup plus que la télévision, mais pas opposé à celle-ci. Internet vient souvent en complément de la télévision. La télévision reste un élément-clé du débat public, notamment pour fixer l’agenda politique. Si Nicolas Sarkozy va au journal de 20 heures pour parler de sécurité, tout le monde parlera de sécurité. Vous aurez beau dire sur Internet que vous voulez parler de l’inefficacité des caméras de surveillance, on parlera de sécurité. En revanche, ce débat public a moins lieu à la télé, pour une raison très simple: les gens ont envie de participer.
Et quand vous regardez un débat à la télévision, vous le faites par procuration, vous ne débattez pas, et ce n’est pas envoyer trois SMS qui change quelque chose. De plus en plus, quand vous regardez le journal ou un talk-show politique, ça déclenche, pour une partie encore minoritaire des spectateurs, de la discussion ou de la recherche d’information sur Internet.
Le centre de gravité du débat public s’est déplacé des anciens médias vers les nouveaux. Et dans les nouveaux, il y a des règles qui elles aussi ont évolué depuis quatre ou cinq ans. A cette époque, il n’y avait pas 25 millions de Français sur Facebook, mais une élite de blogueurs surinformés qui adoraient aller à la source de l’information, sur les sites des partis politiques notamment. Je pense que ce qu’on a vécu en 2006-2007, cela a été une forme de désintermédiation qui s’est poursuivie mais qui a été beaucoup au bénéfice des blogueurs et des politiques. En gros, ils discutaient directement ensemble sur Internet. Je pense que cette parenthèse se referme globalement. La blogosphère ne disparaît pas mais redevient ce qu’elle est au fond: un domaine d’expertise très intéressant. En revanche, la forme qui venait concurrencer les journalistes et éditorialistes a fortement baissé. Et les 25 millions de Français sur Facebook y discutent tous les jours ou sur d’autres médias sociaux, de politique. Ils en discutent peu et ne vont pas avoir le temps ni l’envie de décortiquer un discours entier de François Hollande ou de Nicolas Sarkozy. En revanche, ils vont discuter. Et comment ? A partir d’informations qu’ils vont trouver sur Internet et plutôt dans des formats enrichis.
C’est la grosse nouveauté de 2012 : il y a une forme de re-médiation. Les internautes ont besoin de nouvelle médiation numérique, et ces nouvelles médiations vont s’incarner dans des contenus enrichis, ce n’est pas pour rien que j’en parle à OWNI.
“Les journalistes sont en train de revenir au centre du débat public”
Ça veut dire qu’un acteur traditionnel largement régénéré par Internet émerge avec une fonction clarifiée. Je pense que les journalistes sont en train de revenir au centre du débat public. Ils le sont surtout sur Internet, avec de nouveaux types de moyens et de nouvelles missions : il s’agit moins du monopole de la production d’information que du décryptage et de l’analyse, sur des formats pédagogiques. Par exemple une infographie qui me compare les programmes fiscaux de Sarkozy et de Hollande me rendra beaucoup plus service qu’un billet gigantesque d’un blogueur fiscaliste. Cette différence résume probablement la différence qu’il y aura entre 2007 et 2012.
2007 c’était l’heure de gloire de la blogosphère, les partis politiques discutaient avec une élite surinformée que sont les blogueurs. Aujourd’hui, on vit une forme de re-médiation, et le débat public se fait sur Internet, mais avec de nouveaux types de journalistes, plus décrypteurs et plus pédagogues.
Ce qu’il est important de préciser, c’est qu’il vaudrait mieux séparer définitivement les questions de communication et de campagne des sujets strictement numériques. Je suis payé pour savoir qu’une campagne se passe en particulier sur Internet, et je pense qu’on peut en dire des tas de choses intéressantes, mais je pense que ça n’a rien à voir avec l’injection du numérique dans toutes les politiques publiques. Déjà la première chose c’est que les partis politiques devraient les séparer absolument. Je pense que cette confusion, entre sujet d’un côté et objet de l’autre, est très mauvaise.
Peut-être de manière plus fondamentale encore que sur Internet comme outil de campagne, la différence entre le PS et l’UMP est plus grande sur le fond des sujets. Je crains que pour l’UMP le bilan en matière numérique soit mauvais. Je ne pense pas que l’administration électronique ait fait d’énormes progrès. Les opendata restent encore balbutiantes et c’est probablement un sujet qu’on a toujours vu comme rapide à faire alors qu’il s’agit de problèmes structurels, notamment sur la manière de produire des données. Même aux États-Unis c’est une fausse promesse depuis le début, et on sait très bien qu’il faudra dix ou quinze ans pour que les administrations commencent à produire du digital.
En terme de pédagogie et d’innovation, le bilan du sarkozysme numérique est globalement très faible, alors qu’il s’agit pourtant d’un boulevard de croissance et d’un levier de transformation du monde qui est énorme. Le seul bilan en fait, c’est Hadopi.
“Hadopi n’est pas l’alpha et l’oméga du débat sur le numérique”
Le fait que l’on se mette à parler de numérique à l’eG8 a plutôt été une bonne chose. Je ne vais pas dire le contraire: j’y suis allé et j’ai trouvé ça plutôt pas mal. En revanche, j’aimerais qu’on me dise quels ont été les vrais soutiens, les grands projets emblématiques dans ces domaines, parce que je peine à les voir. J’ai fait partie de ceux qui gueulaient et qui ont été assez intraitables vis à vis de mes amis au PS, et avec d’ailleurs moins de sévérité pour Europe Écologie, dont je continue de penser qu’ils sont quand même plus innovants sur ces sujets-là , culturellement plus en phase, ça paraît assez évident.
Mais il faut reconnaître que depuis deux trois ans, probablement sur Hadopi d’ailleurs, qui a été la pierre angulaire de ce basculement, la gauche social-démocrate a vraiment pris la mesure du changement culturel dans lequel on est avec la révolution numérique, et elle a pris des décisions. Si vous regardez ce qu’a fait Christian Paul depuis deux ans, que ce soit sur la neutralité du net ou sur Hadopi, on peut dire que le PS a énormément progressé sur ces questions. Et je le dis avec d’autant plus de franchise et de sincérité que ce n’était pas forcément le cas avant. Je me réjouis donc de ce changement, qui je pense a irrigué tout le monde.
Globalement le PS a vraiment opéré un tournant sur le sujet numérique, et ça va se voir dans la campagne, c’est évident.
C’est un sujet assez protéiforme, cette taxe sur les FAI, parce que cela fait référence à plein d’autres débats. Si on se met à penser à des taxes, ou autres, c’est parce qu’on doit gérer la dette, et qu’il y a un problème de financement des politiques publiques. C’est aussi le résultat d’une prise de conscience européenne qu’il existe un dumping fiscal, et qu’il y a un certain nombre d’entreprises qui, en s’implantant dans tel ou tel État membre, arrivent à contourner la fiscalité nationale. En particulier dans le secteur numérique, il y a beaucoup de multinationales américaines qui bénéficient de TVA ou d’impôts sur les sociétés plus faibles. C’est cette question là qui est importante, pas forcément la réponse. Je ne suis pas sûr d’être très favorable aux taxes d’une manière générale, je préfère l’impôt. En tous cas, il ne me semble pas voir dans ce débat une gauche qui comprendrait moins ces sujets là que la droite.
Vous savez, Hadopi a montré que le décalage entre tout le secteur des entreprises innovantes et l’UMP était assez important. Free était autant contre Hadopi que la petite boîte du coin qui fait de l’opendata. Les juristes et les économistes étaient contre. Hadopi constitue le boulet numérique de ce mandat.
Changement de communication, oui. Mais la loi n’a pas été changée. C’est probablement une manière de sortir par le haut du gouffre Hadopi, et c’est plutôt malin. A un moment donné de toute façon, il faut bien passer à autre chose. Hadopi n’est pas l’alpha et l’oméga du débat sur le numérique, mais par contre ça reste à leur bilan, et ça montre qu’il n’y a pas si longtemps, il y avait une grande incompréhension de la part du gouvernement sur ces questions. Pour une fois, le PS s’est retrouvé du bon côté, les débats sur la loi Davdsi avaient été plus compliqués.
Dans le champ que je connais bien, qui est celui de l’innovation numérique, je n’ai pas vu de Small Business Act à la française, j’ai vu plutôt un statut de jeune entreprise innovante battu en brèche, le crédit impôt recherche qui continue d’être bouffé par les grandes entreprises. Soyons pragmatiques justement : je ne suis pas sûr que la France ait pris tout le tournant de ce qu’est aujourd’hui l’innovation.
Et c’est dommage, parce que la société française est probablement l’une des plus connectées au monde, qu’elle est hyperdynamique sur ces sujets, notamment la jeunesse qui est hyperactive sur les médias sociaux. On n’a pas à rougir de ça en France, notamment par rapport aux États-Unis, où je vais souvent : il n’y a aucun décalage d’usage. Il faut aussi reconnaître que le dynamisme du marché de la connexion Internet a joué favorablement. L’île de France et Paris reste un cluster quasiment sans aucun équivalent en Europe continentale. Ça devrait être l’objet d’une attention particulière pour promouvoir tout ça, pragmatiquement justement.
J’espère que les deux camps s’y mettront, parce que c’est une chance. Et que pour l’instant cette chance, on ne peut pas dire qu’elle ait été favorisée.
Photos via Flickr, La Netscouade [cc-by]
Illustration de Loguy pour Owni /-)
A lire également: le portrait de Benoît Thieulin chez Silicon Maniacs.
Merci à Abeline Majorel pour sa relecture attentive.
- réseau social conçu par la Netscouade qui vise à fournir des outils d’organisation aux militants et sympathisants PS [↩]
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